L'Aude, quels cirques ! Acrobatie,
danse, clowneries...
Avec Temps de cirque, de petites compagnies ont fait
escale dans une vingtaine de gymnases et médiathèques, jonglant avec
l'apesanteur, le soutien de la région et l'adhésion d'un public fraîchement
conquis.
photo Yahnn Owen
Faire
entrer la remorque n'a pas été une mince affaire. La hauteur allait, mais la
largeur faisait 10 centimètres de plus que la porte. L'autre entrée est située
en hauteur, sur le quai de déchargement. Catastrophe... Un employé de la mairie
a proposé de faire venir un engin de levage de Carcassonne. Intarissable, Hugo
Goldini raconte l'aventure à la cantonade, en arpentant le gymnase, pendant que
le public prend place sur les chaises disposées en demi-cercle, face à la
fameuse remorque, transformée en scène. La nuit est tombée, il y a foule à la
salle polyvalente de Montréal-de-1'Aude pour voir la famille Goldini dans
Travelling Palace, un spectacle proposé par le festival Temps de cirque.
Ce
soir, dans un village de 1600 âmes, demain au Théâtre de Castelnaudary (12 000
habitants), puis dans une médiathèque en milieu rural... Une vingtaine de lieux
ont accueilli, en février, 37 représentations de 12 spectacles différents.
C'est le principe de Temps de cirque, créé en 2012 : apporter des spectacles
tous publics dans ensemble de l'Aude. Vanessa Piquemal, responsable de la
culture au conseil général, parle d' «irrigation des territoires,
d'accessibilité géographique et sociale à une offre de qualité». L'idée du
festival est venue du département, qui l'a soumise au Pôle national des arts du
cirque Languedoc-Roussillon. Une structure créée et dirigée par Guy Péril-hou,
dont la vocation est «la production et l'accompagnement du cirque de création».
Sans se limiter aux compagnies de la région : les Goldini sont basés du côté de
Toulouse. «Le pôle nous diffuse depuis des années, témoigne Hugo Goldini. Ils
savent qu'on est comme un 4x4, on va là où un chapiteau ne peut se déplacer. »
Images
oniriques
La
compagnie Daraomaï, installée à Carcassone, a ainsi présenté l'Instant K. La
troupe a été créée en 2007 par Agnes Fustagueras (prononcer Agness, comme en
Catalogne, d'où elle vient), formée à l'école Fratellini à Paris. L'Instant K a
été conçu avec son compagnon, David Soubies. «Nous avons adressé une demande de
subvention au pôle, qui nous l'a accordée, explique David. Et nous avons des
aides de théâtres qui ont vu le spectacle précédent et nous font confiance.» 1,
2, 3 Pomme a fait connaître leur travail : il a été joué plus de 200 fois
durant quatre ans, essentiellement en Languedoc-Roussillon et en Catalogne espagnole.
Daraomaï l'a arrêté en août, alors que la demande était encore forte, pour
monter l'Instant K. Les résidences de création, à raison de dix jours par mois,
s'étaient étalées entre février et novembre, date de la première. «L'Instant K
n'a pas été trop compliqué à financer, note David, car nous sommes trois 5 sur
scène, dans une s structure légère.- outre les trois acrobates, un régisseur et
une chargée de production-diffusion, qui gère l'administratif. » Cinq personnes
passées à six suite à un imprévu ; l'accident qui fait partie de la vie des
circassiens. Agnes raconte : «Je me suis blessée à la quatrième représentation,
rupture d'un ligament du pied. Aude me remplace jusqu'en juillet. En attendant,
c'est kiné tous les jours !» David Soubies a suivi un autre parcours : «J'ai
débuté en montant les chapiteaux, travaillé comme acrobate avec plusieurs
compagnies, vécu l'itinérance une dizaine d'années. La vie en caravane, c'est
passionnant mais j'en ai fait le tour. Quand j'ai rencontré Agnes, j'ai voulu me
sédentariser. J'avais envie de pierres et de murs. » Le couple trouve dans
l'Aude «un dynamisme pour les arts du cirque» et décide de se poser à
Carcassonne. L'Instant K, leur premier spectacle en commun, a été présenté
quatre fois dans le cadre de Temps de cirque. Au Théâtre de Castelnaudary,
devant une salle pleine, le trio a ébloui le public avec ses images oniriques,
ses tours de force qui défient l'apesanteur, dans les portés de mains comme sur
le mât chinois. A mi-chemin de l'acrobatie et de la danse, l'Instant K relève,
selon ses créateurs, de l'acrodanse. «Elle réunit les apports de ia capoeira,
du hip-hop, de la danse contemporaine, dit David Soubies. On prend toute/orme
de mouvement et on la ramène a l'acrobatie de cirque. Alors que dans le cirque
traditionnel, la performance physique est un but en soi.»
Grâce
au soutien du Pôle cirque Languedoc-Roussillon, l'Instant K était programmé 40
fois avant même sa création. «La première étape, poursuit Agnes, c'est de
tourner en région, en invitant un maximum de professionnels. En juin, nous
saurons si en 2013-2014, nous rayonnerons en France. L'idéal étant, un an plus
tard, de partir à l'étranger.» Une représentation de l'Instant K coûté 2400
euros. C'est raisonnable comparé aux coûts du théâtre ou de la musique. Et le
spectacle s'adapte à toutes les configurations. «Nous pouvons jouer en salle,
en chapiteau, précise David, voire en extérieur. Attention, ça ne veut pas dire
dans la rue ni en plein jour. .Vous avons besoin d'un minimum de structures. Et
de gens attentifs, des "regardants", pas des passants. »
"On
refuse les parterres 100% enfants, car ils n'ont pas les codes pour tout
comprendre. L'alchimie agit quand les grands rient à la suite des petits, et
inversement."
Hugo
Goldini du spectacle Travelling Palace
Le
pôle a en outre imaginé une formule pour les lieux dépourvus de salle : le
«cirque portatif». Vanessa Piquemal, «Madame Culture» dans l'Aude, souligne :
«Les bibliothèques et les médiathèques sont, bien au-delà du livre, les pôles
culturels de proximité par excellence. »
Manipulation
de chapeaux
Le
pôle a demandé aux compagnies de plancher sur des propositions avec un cahier
des charges contraignant : petits espaces, plafonds bas, scène inexistante et
spectateurs de plain-pied avec les artistes. L'un des résultats est A Whole
Story, de la Compagnie du chapeau. Ce one-man-show imaginé par Clément
Cassiède, adepte du jonglage burlesque, relève plutôt de l'acrothéâtre. Son
personnage solitaire et sa maladresse à maîtriser les objets du quotidien
renvoient à Ionesco, à Blake Edwards ou aux Deschiens. La partie cirque
intervient progressivement: manipulation "de chapeaux, équilibre sur
chaises. Une réaction en chaîne vient couronner ce petit théâtre de l'absurde,
expérience originale et belle réussite. Jouer pour un public sans habitude du
rituel théâtral réserve des surprises. Clément Cassiède raconte que, dans une
scène où il répond aux questions d'un journaliste imaginaire, un spectateur,
sans quitter sa chaise, a pris la place de l'interlocuteur et commencé à poser
ses propres questions. Le comédien se retrouve ainsi à jongler avec es objets
et l'imprévu. Ces publics familiaux, peu habitués aux sorties culturelles, sont
le lot (presque) quotidien de la famille Goldini. Composée d'un couple et accompagnée,
pour Travelling Palace, de leur comparse Frichni, la petite troupe sillonne les
routes de France avec sa scène-remorque. Les Goldini (un nom d'emprunt) ont
débuté le cirque à l'adolescence, au Lido de Toulouse, une école reconnue. «On
a démarré avec l'acrobatie, les flips et les saltos, décrit Hugo Goldini, pour
passer aux équilibres sur les mains et aux portés. »
Porteur
et voltigeuse
Leur
premier numéro professionnel ne passe pas inaperçu: Marvelous Mambo, surprenant
pas de deux entre un petit porteur et une grande voltigeuse, a circulé sur
plusieurs continents, jusqu’au Japon. «Ma femme, Priscilla, est plus grande que
moi, c’est insolite pour un couple déportés acrobatiques», explique Hugo.
L'originalité et l'humour, plus que la virtuosité, ont été les clés du succès
de ce numéro de treize minutes… primé au festival du Cirque de demain, à Monte
Carlo. «Les Russes et les Chinois présentent des numéros d'un niveau sportif
ahurissant, analyse Hugo, mais les idées rigolotes viennent d'Europe: France,
Italie, Espagne... Avec des univers où l'humain est au centre, pas la
performance physique.» Le deuxième spectacle, Travelling Palace, conjugue
jonglerie, acrobatie, claquettes et clownerie. «C'est familial, lisible par
tous, dit Hugo Goldini. Mais on refuse les parterres 100% enfants, car ils
n'ont pas les codes pour tout comprendre. L'alchimie agit quand les grands
rient à la suite des petits, et inversement.» La durée de vie d'un tel
spectacle est de trois à cinq ans. «La conception prend deux ans et
l'investissement est important : les choix techniques qui ne s'avèrent pas
pertinents, le matériel qui casse, les costumes créés qu'on ne garde pas... Un
spectacle qui marche nous permet d'amortir les frais et de décrocher le statut
d'intermittent. Si on n 'a pas fait de dépenses démesurées, on s'en sort, en
comptant les aides publiques. »
Le
département tire un bilan très positif de la deuxième édition de Temps de
cirque. L'Aude consacre 15 000 euros au festival et en verse 30 000 par an au
Pôle cirque d’Alès, dont l'implication déborde largement Temps de cirque. «Sur
un budget culture de 1,4 million d'euros, le coût est minime par-rapport à l'enjeu»,
se félicite Vanessa Piquemal. L'enjeu, c'est une politique culturelle
consciente des changements démographiques et sociologiques du département:
«Longtemps vieillissante et enclavée, la population de l'Aude se renouvelle par
l'élargissement des zones d'influence urbaines: Narbonne, Toulouse,
Montpellier... Notre réputation d'arrière-pays un peu endormi, mais à
l'environnement préservé, est devenue un atout. » Ce qui attire ces nouveaux
habitants, c’est une qualité de vie qui passe aussi par la culture. Du pain
(bio) et du cirque ? Sur cette terre riche de vestiges romains, l'antique
formule, par une pirouette acrobatique, trouve une nouvelle pertinence.
Par
FRANÇOIS-XAVIER GOMEZ Photos CHRISTIAN BELLAVIA
in
Libération, 08/05/2013
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